Monsieur M. (et) le Serpent

par  Joaquin RUIZ  et Andrea HUBER

(mai 1998)

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Ce cas clinique, observé au Centre hospitalier Gérard Marchant (Toulouse) en 1996 et 1997, pose plusieurs questions concernant :

  • Le rôle des facteurs culturels dans le déclenchement et la structuration d’une psychose.
  • Les particularités d’une approche transculturelle dans une population de migrants, même s’il n’y a pas d’obstacle linguistique.
  • Le statut spécifique de l’ethnopsychiatrie.

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BIOGRAPHIE

Monsieur M. est né en 1973 à Dakar (Sénégal) . Il appartient par ses deux parents à l’ethnie Lébou, une sous-ethnie des Wolof. Les grands-parents paternels et maternels étaient pêcheurs. Le père et la mère sont parents éloignés de la même famille. Actuellement le père travaille en France et la mère au Sénégal.

Monsieur M. est le troisième d’une fratrie de cinq : il a deux frères aînés et un frère et une sœur jumeaux plus jeunes que lui. En 1978 ses parents divorcent, alors que les jumeaux n’étaient pas encore nés. Le fils aîné est resté avec le père, M. et l’autre frère sont restés chez la mère. Par la suite les parents ont revécu ensemble, les jumeaux sont nés, puis « la famille a explosé » (dit le père). « Les deux familles ne se sont plus entendues ».

En 1979 le père s’installe en France, et se remarie en 1982. De sa deuxième femme il aura cinq autres enfants âgés aujourd’hui de quatre à quinze ans.

Après la séparation définitive de ses parents, M. vit pour des raisons financières d’abord chez une tante puis chez un instituteur.

En 1985, lors d’un voyage au Sénégal, le père trouve son fils « délaissé et sale : il mangeait toujours après les autres enfants qui eux étaient propres. » Il amène M. et ses deux frères aînés en France ; les jumeaux restent à Dakar avec leur mère.

Les trois frères vivent d’abord avec leur père et sa nouvelle famille, puis en 1996 (après une dispute) se séparent de lui et s’installent dans un appartement. Aujourd’hui les relations entre le père et les fils sont bonnes.

La mère de M. a eu depuis une fille d’une autre union, aujourd’hui âgée de quinze ans ; elle ne s’est pas remariée.

M. a suivi sa scolarité jusqu’au CM2 au Sénégal, puis en France jusqu’au niveau Troisième. Il s’inscrit ensuite dans un LEP où il prépare un CAP de plomberie qu’il n’obtient pas. Il participe par la suite à divers stages de formation ou d’apprentissage qu’il ne peut jamais mener à terme.

HISTOIRE DE LA MALADIE

Novembre 1991 : première admission aux Urgences de l’ Hôpital Marchant pour agitation sur la voie publique avec passage à l’acte hétéro-agressif, lors d’un épisode délirant avec thèmes de persécution et d’envoûtement. La thématique de ce délire est, selon le père, centrée sur le Serpent : à son domicile, avant son hospitalisation, nous dit le père, M. semble persécuté par cet animal dont il adopte même les comportements (regard, mouvements rapides de protrusion de la langue). En fait, le père l’a vu une seule fois adopter cette attitude. Dans l’après-coup, le père va rattacher la maladie du fils qui lui semble débuter à cette vision, à une scène où il a vu son fils tuer un serpent. Le père n’accepte pas cette hospitalisation, estimant que son fils n’est pas malade mental, mais victime d’un phénomène de possession. M. sort le lendemain de l’hôpital, contre avis médical, avec son père.

Traitement de sortie : Fluanxol LP (20 mg par mois en IM) et Tercian (50 gouttes 3 fois par jour).

Avril 1992 : hospitalisation pour bouffée délirante aiguë avec thème d’ensorcellement.

Réhospitalisé la même année pour décompensation dans un tableau de mutisme complet, le diagnostic de schizophrénie paranoïde est alors posé.

Mars 1993 : deuxième admission en HDT (hospitalisation à la demande d’un tiers) pour décompensation psychotique après interruption du traitement. Agitation au domicile. A l’hôpital au contraire il reste prostré, figé, mutique. En cours d’hospitalisation apparaissent des hallucinations acoustico-verbales avec automatisme mental.

Traitement de sortie : Piportil L4 (50 mg en IM une fois par mois) et Loxapac (25 mg 3 fois par jour).

De 1993 à 1996 abandonne tout suivi.

1996 : emprisonné pendant un mois après qu’il ait agressé une dame dans la rue sans raison apparente. M. prétend qu’elle a eu peur en le voyant s’avancer vers elle, et qu’elle s’est mise à crier alors qu’il ne lui voulait pas de mal. Les témoins affirment qu’il s’est jeté sur elle et a tenté de la mordre (au cou ?...)

Juin 1996 : nouvelle hospitalisation pour décompensation psychotique avec errance dans les rues et accident de la voie publique (halluciné, il traverse une route et se fait renverser par une voiture : fracture du pied droit). Dans le discours du père il ne s’agit pas d’un accident mais d’une TS. Sortie contre avis médical. Traitement de sortie : Risperdal (3 mg par jour).

Décembre 1996 : hospitalisé à sa demande pour anxiété majeure. Traitement de sortie : Fluanxol LP 100 mg 1 fois par mois.

Mars 1997, juin 1997, août 1997 : hospitalisations d’une semaine, suite à une non-prise du correcteur (Lepticur).

Fréquentation de l’hôpital de jour du Secteur entre les périodes d’hospitalisation complète.

ENTRETIENS AVEC LE PERE  (12 juillet 1996 et 15 mai 1997)

Le père de M. montre une bonne présentation, type homme d’affaires, habile, avec une bonne verbalisation, un bon niveau intellectuel, très poli. L’entretien est interrompu à plusieurs reprises par des appels sur son téléphone portable. 

Quand on l’interroge sur la maladie de son fils, il semble un peu embarrassé, parle des « croyances traditionnelles sénégalaises » que nous autres, psychiatres européens, aurions du mal à comprendre.

Finalement, il accepte de nous expliquer la chose suivante : les troubles de M. auraient commencé en 1986-1987, après un événement qui l’aurait beaucoup marqué : « Il a tué un serpent. Mon fils a des mauvaises idées car chez nous il y a des coutumes : le serpent est sacré et M. a tué un petit serpent et l’a brûlé. Depuis, il parle du serpent avec des idées bizarres, pense que le serpent lui veut du mal ; il entend des voix qui lui donnent des ordres. » Le père affirme que, vivant en France depuis de nombreuses années, il avait lui-même oublié les coutumes sénégalaises, et c’est seulement en voyant son fils figé, tirant la langue comme un serpent, après qu’il l’ait tué, qu’il s’est souvenu tout d’un coup que c’est un sacrilège. Il dit n’avoir jamais parlé de cela à M. auparavant.

C’est à cette époque que les difficultés scolaires de M. auraient débuté ; il était alors en apprentissage.

En 1993 les enfants se sont mis en colère contre leur père car il les accusait de « mettre le bazar dans l’appartement ». La dispute était violente. Les enfants majeurs sont retournés au pays chez leur mère. Ils sont revenus depuis et ont pris un nouvel appartement.

Après sa première hospitalisation, M. ne prenait pas son traitement : il donnait ses gouttes au chien qui était « dans un état de serpillière ». Par contre il a continué à fumer du cannabis. Pas d’autre toxique connu.

M. a consulté deux fois un marabout : une première fois en 1992 au Sénégal, une deuxième fois en France en 1993.

ENTRETIEN AVEC MONSIEUR M. (9 octobre 1997)

M. fréquente actuellement l’hôpital de jour du Secteur. Il accepte un entretien sachant que ceci va déboucher sur une publication concernant son cas clinique.

Très endormi, sédaté, lorsqu’il entre dans le bureau, attitude figée, regard inexpressif, mains posées sur les genoux. Il ne s’animera qu’en réponse à certaines questions posées par sa psychiatre, Mme H. Son visage s’illumine alors d’un grand sourire. A chaque fois il s’agit d’une allusion à son passé dans le Service ou à des références culturelles (ethniques) qui le rappellent à une complicité avec sa psychiatre .

Sur le type de trouble dont il souffre, il ne dira que la fatigue, la perte de l’envie de bouger, de faire du sport (foot qu’il pratiquait autrefois), l’impossibilité à dormir alors qu’il le voudrait, la sensation de speed  avec tremblements, les angoisses sans objet précis, la peur que « ça » continue, et au total une souffrance inexplicable.

Aucune référence aux épisodes d’agitation, aux délires, aux hallucinations, aux passages à l’acte auto ou hétéro-agressifs, ni bien sûr aux thèmes « ethniques » de possession ou d’envoûtement.

Aucune allusion à un début des troubles, à un événement originel. Le début de la pathologie est renvoyé à : « J’étais jeune alors ; maintenant ça n’est plus pareil ».

Sollicité sur la scène que son père nous a racontée comme essentielle pour comprendre sa pathologie, il sourit immédiatement et banalise en rationalisant : « C’était un jour où on ramassait des feuilles mortes dans le jardin de la maison, et on les faisait brûler ; il y avait des serpents sous les feuilles ; j’en ai vu un qui s’éloignait de moi et qui faisait peur à tout le monde ; j’ai pris une pierre et je l’ai tué ; puis je l’ai attrapé avec un râteau et jeté dans le feu. »

L’épisode est soigneusement isolé : il ne tient à rien, ne débouche sur rien. L’acte est rapporté sans émotion : il a été sans importance et sans retentissement aucun. Monsieur M. a l’air de trouver curieux qu’on lui reparle aussi souvent de cette scène.

C’est dans le discours du père que celle-ci prend une signification et une importance capitales : elle devient selon lui la clef permettant de comprendre la pathologie ultérieure du fils.

Le serpent est l’animal totem dans l’ethnie Lébou (du groupe Wolof). Si l’on tue cet animal, la punition est immédiate : le meurtrier devient « tabou » et est frappé par une malédiction.

Monsieur M. ignorait totalement (nous dit son père) cette croyance. Le père lui-même la tenait de son propre père, mais l’avait mise à l’écart et en tout cas n’en avait jamais parlé à son fils.

Or, dans la reconstruction des événements, le père se souvient que la maladie de son fils lui saute littéralement aux yeux le jour où il le retrouve à la maison, assis, figé, le regard fixe, faisant des mouvements rapides avec la langue, « comme un serpent ».

Après avoir brûlé le serpent, Monsieur M. tentera de se brûler lui-même par la suite (et sa tentative a failli réussir : il tombera dans un feu).

Au cours d’une rencontre organisée par le père à Toulouse, un marabout lui donnera un produit pour s’enduire tout le corps (« pour le laver de tout ça »). C’est la seule forme de thérapie que son père avoue avoir organisée.

REFERENCES ETHNOLOGIQUES

Les Lébou appartiennent au groupe majoritaire des Wolof, très présents à Dakar et dans l’ ouest du Sénégal, surtout dans les régions de Lounga, de Diourbel et de Kaolack. Ils sont musulmans à plus de 95 %, mais cette « islamisation » n’a pris toute son ampleur qu’à la fin du XIX° et au début du XX°. Elle n’a pas fait disparaître les croyances traditionnelles.

Leur religion traditionnelle est fondée sur le culte des génies appelés rab ou tuur.

Les rab sont des génies errant dans la brousse. Ils se manifestent souvent sous des apparences animales : reptiles, serpents notamment ; mais aussi sous la forme d’hommes de grande taille avec une longue chevelure.

Les tuur sont des rab alliés à des collectivités qui leur vouent un culte par des offrandes ou des sacrifices pour obtenir des faveurs. Les tuur sont généralement favorables aux humains, dont ils sont les génies ancestraux ou les alliés héréditaires. Mais ils peuvent, quand on les néglige, jeter le mauvais sort sur les collectivités ou les individus responsables de cet affront.

Avec l’islamisation de la société Wolof, ce culte des tuur s’est réduit et affaibli. Il se confine dans certaines familles qui le pratiquent discrètement : des familles qui peuvent se trouver dans des situations de grande fragilisation ou vulnérabilité, atteintes par exemple de maladies héréditaires, physiques ou mentales.

L’islam que pratiquent les Wolof est essentiellement centré sur les marabouts et les confréries.

Les marabouts, selon leur  importance, sont maîtres spirituels, chefs de confrérie, enseignants, maîtres d’école coranique ou guérisseurs.

Le culte collectif des rab et des tuur s’est considérablement réduit aujourd’hui. On l’observe encore chez les Lébou de la région de Dakar, qui ont été assez tardivement islamisés. Les cultes concernant les tuur peuvent avoir lieu, pour certaines de leurs composantes, sur les plages de la région de Dakar, y compris Yoof, Rufisque ou Gorée.

Le recours à ce fonds culturel se pratique encore dans certaines situations désespérées où les familles sont affectées par la maladie d’un des leurs, maladie attribuée à un génie ancestral. C’est le cas en particulier pour la maladie mentale, considérée comme la forme la plus sévère d’attaque d’un génie contre des humains pris individuellement, pour les punir de leur mauvaise conduite, quand ils ont par exemple négligé de s’occuper de lui.

Certaines maladies mentales sont traitées chez les Lébou par des cérémonies rituelles de guérison, comme le ndëpp dans les cas les plus graves. Cette pratique thérapeutique traditionnelle a été étudiée par l’équipe psychiatrique de l’hôpital de Fann, dirigée dans les années 1960 par le Pr H. Collomb. En général ce rituel implique le sacrifice d’un animal, dont le sang sera étalé sur le corps du malade. Ces cérémonies ne se pratiquent guère actuellement qu’en milieu Lébou. 

Les maladies physiques ou mentales peuvent aussi s’expliquer par le pouvoir des sorciers (dëmm), qui ne sont pas des génies ancestraux, mais des humains dotés de certains pouvoirs. Face à leurs pouvoirs maléfiques, des voyants et des guérisseurs ont des pouvoirs de contre-sorcellerie et peuvent soigner les malades victimes de ces sorciers.

M.C. et E. Ortigues distinguaient en 1966, dans leur ouvrage Œdipe africain, trois modèles d’interprétations persécutives dans la région de Dakar : la possession par les rab, l’attaque par les dëmm et le maraboutage (ligeey). Ce dernier modèle est le plus fréquemment évoqué : pratiques occultes des marabouts, à la demande de clients voulant nuire à leurs semblables, dont ils sont les rivaux, les adversaires ou les ennemis.

QUESTIONS SUSCITEES PAR LE CAS CLINIQUE

Le cas de Monsieur M. (et de son père) nous amène à réfléchir sur plusieurs problèmes imbriqués.

1 – Déclenchement et contenu du délire :

Il s’agit ici de la question du rapport entre l’événement déclencheur d’un épisode délirant et le contenu même du délire.

D’abord a-t-il vraiment tué le serpent par hasard ? En quoi la scène du meurtre du serpent a-t-elle pu être vécue comme traumatique ? Quel a été son impact ? Avec quelle force a-t-elle pu agir au point de faire décompenser une structure pré-psychotique jusque là relativement bien étayée sur des éléments de réalité ? Quelqu’un a-t-il parlé après coup de la signification et de la gravité symbolique de ce geste ? Ou notre patient est-il allé tout droit vers ce meurtre de l’animal totem, du père ancestral, dans un court-circuitage des générations ? Qu’est-ce qui s’est mis en place pendant les douze premières années de sa vie passées au Sénégal ? Etait-il vraiment vierge de toute information concernant les croyances traditionnelles, comme le prétend le père ?

Le délire peut-il être interprété en termes de soumission à l’ordre culturel menacé par le geste meurtrier ? Devenir fou serait alors le prix à payer pour que tout rentre dans l’ordre. C’est là en tout cas le discours du père.

Doit-on au contraire y voir une mise en acte du fantasme : le fils meurtrier prend la place du père ; il devient le détenteur du phallus ; et même, par un nouveau raccourci, il est ce phallus.

2 – Composante transgénérationnelle :

Comment l’inconscient du père peut-il nourrir le délire du fils (alors même qu’au niveau conscient, ce dernier aurait reçu peu d’informations directes sur les traditions encore vivaces chez les Lébou) ? Par quel système de signaux subtils le message a-t-il été transmis ? Comment les racines ancestrales ont-elles pu pousser des ramifications souterraines jusqu’à ce fils porteur de toute cette symbolique culturelle refoulée par le père ? Peut-on ici parler d’inconscient collectif au sens jungien ?

3 – Composante culturelle ou ethnique :

Celle-ci peut-elle influer sur la forme de la pathologie, sur la structure du délire, ou se contente-t-elle de fournir une thématique, un contenu particulier qui vient s’inscrire dans une structure psychotique toujours identique, indépendante des variations culturelles ? Avons-nous affaire à une pathologie particulière et typique des Lébou, ou retrouvons-nous ici la « solution » psychotique universelle, le « choix » du délire comme fonctionnement psychique nécessaire à un moment donné : les formes et les contenus étant dès lors secondaires et contingents ?

Même question pour la symbolique : ne retrouvons-nous pas ici des matériaux universels, présents également dans les textes bibliques et dans la tragédie grecque, concernant la triangulation oedipienne, le meurtre du père, la castration, le bouc émissaire, dans cette histoire d’hommes où la femme n’est présente que comme objet interdit et convoité ?

4 – Délire du fils et discours du père :

Nous avons vu que l’événement déclencheur ne prend toute son importance et sa signification que dans le discours du père. C’est lui qui nous propose ce souvenir, qui fait le rapprochement, dans un premier temps pour disqualifier le discours médical européen. La confrontation à la pathologie de son fils le ramène à une réaction culturelle ancienne : attribuer la maladie mentale à l’intervention de la magie, de la sorcellerie ou de forces obscures. Son fils a été changé : il est possédé, aliéné au sens littéral : devenu autre, habité par un autre. Cette explication en apparence terrifiante, est en fait pour lui rassurante : elle exclut l’idée de folie et elle rend possible un retour en arrière, vers l’état initial, par une simple procédure de désenvoûtement.

La croyance magique intervient donc à deux niveaux : dans l’explication de l’apparition de l’état délirant (pour le père), et dans le contenu thématique du délire (chez le fils).

La maladie du fils, à un premier niveau, est vue par le père comme un châtiment direct : le fils a transgressé un interdit majeur en tuant l’animal totem. La faute ici désignée par le père est celle du meurtre du père ancestral.

Mais, derrière cette explication commode, le père nous livre incidemment un deuxième niveau explicatif : ce fils est né d’une union avec une femme appartenant à la même famille, et donc ayant le même ancêtre serpent ; union interdite, dans le fantasme du père, transgressant l’interdit majeur de l’inceste. C’est cette ancienne faute paternelle que le fils est condamné à expier. En même temps, en devenant lui-même serpent, il se place sous les yeux du père fautif comme rappel permanent de l’interdit et aussi comme justicier. C’est la culpabilité du père qui érige le fils en représentant phallique du totem et en instrument de la punition. Le fils maudit, car rejeton d’une union interdite, devient par sa transformation le lien possible avec un passé culturel refoulé, lui qui paradoxalement est porteur d’une histoire qui ne lui aurait pas été explicitement transmise (par le père tout au moins).

5 – Totem et tabou :

Monsieur M. et ses parents ont transgressé les deux tabous majeurs de la société Lébou : l’inceste (un serpent se marie avec un autre serpent) et le meurtre de l’animal totem (un serpent tue un serpent) : la première transgression a-t-elle entraîné la deuxième ?

La double symbolique se retrouve dans la séquence divorce-naissance des jumeaux. Le divorce pourrait jouer la fonction d’acte réparateur par rapport à la transgression du tabou de l’inceste. Mais cet acte est annulé par la naissance des jumeaux après la séparation des parents. Le meurtre du serpent était-il de la part de M. un acte de protection envers les jumeaux (qui sont la preuve vivante de la transgression des parents), ou plutôt l’échec de la réparation ? Est-il devenu tabou à leur place ? M. nous dit au cours d’un entretien : « J’ai tué le serpent pour protéger les autres. »

Le remariage du père et le fait qu’il ait ramené ses trois fils aînés en France peuvent être pensés comme une tentative de réparation qui a également échoué, comme le divorce. La transgression était-elle d’une nature telle qu’il ne pouvait pas y avoir de réparation ? M. a-t-il tué le serpent à la place du père qui avait échoué ?

Le père a eu de son deuxième mariage cinq autres enfants. A-t-il voulu rétablir un équilibre entre les mauvais enfants (la fratrie de M.) et les bons ? Ceci éclaircirait le conflit entre le père et les trois fils aînés qui n’auraient pas supporté d’être mis de côté (du mauvais côté).

CONCLUSIONS

Ce cas clinique ne nous a pas permis de repérer une spécificité ethnique dans le déclenchement, la structuration ou le fonctionnement d’une pathologie de type psychotique.

Les matériaux constituant le contenu de ce délire, même s’ils sont empruntés aux croyances et aux rites Lébou, manifestent une symbolique très répandue, que l’on retrouve dans la culture sémitique, grecque, et bien sûr européenne.

L’alliance thérapeutique du patient et de sa famille est difficile à obtenir dans un premier temps, dans la mesure où la culture religieuse entre en concurrence avec le discours psychiatrique sur l’explication de l’origine du trouble. Mais, à partir du moment où le matériau apporté par la famille est réellement pris en compte par le thérapeute, ou au moins entendu, une certaine alliance devient possible.

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BIBLIOGRAPHIE

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Lévi-Strauss C. Le Totémisme aujourd’hui. Paris, PUF, 1962

Lévi-Strauss C. La Pensée sauvage. Paris, Plon, 1962

Jung C.G. L’homme et ses symboles. Paris, R. Laffont, 1964

Jung C.G. Archetypen. 1971

Ortigues M.C. et E. Œdipe africain. 1966

Zempleni A. L'interprétation et la théorie traditionnelle du désordre mental chez les Wolof et les Lebou du Sénégal. 1968, thèse, Paris, Sorbonne.

Dictionnaire des Symboles. Paris, R. Laffont, 1969

Devereux G. Essais d’ethnopsychiatrie générale. Gallimard, 1970

De Mijolla A. Les visiteurs du moi. Les Belles Lettres,1981

Nachin C. Les fantômes de l’âme. L’Harmattan,1993

Encyclopédie des symboles. Le Livre de Poche,1996

Guide encyclopédique des religions. Bayard,1996

Diop A.B. Croyances religieuses traditionnelles et Islam chez les Wolof. (in Peuples du Sénégal. Paris, Sépia, 1996).

 

 

Derniers commentaires

17.05 | 15:56

C'était vrai en 2016, ça l'est en 2022, il faut que certains viennent se rafraîchir la mémoire ici. Bravo !

23.06 | 13:14

Bravo, clair et precis...

19.07 | 13:52

combien nous devrions lire pour comprendre que le monde n'est pas en avant pas devant mais en terre de terreur

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