11. nov., 2018

11 novembre 1918

 

 

J’imagine la hargne du caporal Adolf Hitler, humilié après avoir été célébré en héros. Après le camouflet du refus de sa candidature par l’Ecole des Beaux-Arts il avait été condamné à devenir peintre de cartes postales pour survivre, puis réduit à l’état de SDF. Il avait enfin trouvé sous l’uniforme une reconnaissance et un statut : et, après les blessures, les décorations et la défaite, il avait découvert dans les cafés de Munich ses talents d’orateur meneur de foules. Pour la revanche, contre l’humiliation, les sociaux-démocrates, les Juifs, les bolcheviks et tous les autres. Son avenir était tout tracé.

 

J’imagine la duplicité du professeur Martin Heidegger. Réformé en 1914 pour raisons de santé, il est quand même mobilisé en 1917 dans les services météorologiques et envoyé à Verdun. Il n’est pas blessé et poursuit sa carrière universitaire dès 1919. L’Allemagne vaincue et humiliée, ruinée et affamée, sécrète le nazisme. En 1933 il adhère au NSDAP et est nommé recteur de l’Université de Fribourg-en-Brisgau trois mois après l’accession de Hitler au poste de chancelier. Il fait le sale boulot en uniforme mais étrangement démissionne un an après tout en restant membre du parti nazi jusqu’en 1945. Interdit d’enseignement jusqu’en 1951 il scinde dès lors son écriture en deux compartiments étanches : une partie publique, très ésotérique et masquée, qu’il a propagée en France jusque dans ses séminaires en Vaucluse (au Thor où il était invité par René Char et Jean Beaufret), et une partie secrète qu’il écrivait dans ses carnets noirs dont il avait interdit la publication avant sa mort. Ces carnets sont aujourd’hui publiés et nous dévoilent enfin le vrai visage caché derrière cette philosophie alambiquée qui prenait soin de ne jamais prononcer les mots tabous : racisme, antisémitisme, militarisme, expansionnisme…

 

J’imagine le soldat Ludwig Wittgenstein, écrivant dans une tranchée, sur un petit carnet, entre deux bombardements, le livre qui allait devenir le plus important ouvrage de philosophie du XX° siècle, le Tractatus logico-philosophicus. Contre tous les dogmatismes religieux ou politiques, contre les affirmations métaphysiques, morales ou esthétiques, il rappelle chacun de nous à l’exigence de ce que nous sommes en droit de dire, scientifiquement et rationnellement. Il se termine par cette assertion : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. »

 

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